« La distillerie progressiste des Hébrides », comme elle aime à se définir, s’impose en cheffe de file du développement durable dans le whisky. Allons donc voir de plus près.
On n’était pas bien, là, à discuter malt en sirotant tranquille notre whisky ? Jusqu’à ce que la réalité nous rattrape : les épisodes climatiques extrêmes qui se succèdent dans un vertige, les microplastiques polluant terres et mers, les émissions de gaz à effet de serre, l’effondrement de la biodiversité…
Désormais, chacun se met enfin à interroger, fût-ce (trop) modestement, ses modes de consommation, y compris ce petit verre de whisky dont le plaisir occasionnel distrait de la triste actualité. Et les producteurs, sentant l’éolienne tourner, entament leur mue vers le développement durable. La Scotch Whisky Association (SWA), puissant lobby du spiritueux écossais, a même avancé un objectif et une date couperet : un bilan carbone neutre à horizon 2040.
Réintroduire la culture de l’orge
À vrai dire, toutes les nouvelles distilleries intègrent peu ou prou la donne écologique. Mais comment mettre au vert les vieilles dames ayant bâti l’histoire du scotch depuis parfois plus de 200 ans ? Voilà bien le défi. Parce qu’elle trône sur Islay, île « Mecque » du whisky tourbé qu’on veut croire inaltérable, parce qu’elle s’est taillé une réputation disruptive (pardonnez-moi ce terme usé par l’époque) et progressiste, parce que ses couleurs mêmes – ce turquoise hésitant entre le bleu du Loch Indaal par beau temps et le vert d’un avenir radieux – l’y incitent, Bruichladdich a déclenché sa révolution plus fort et plus vite.
Ressuscitée en 2001 par le tonitruant trublion Mark Reynier – parti depuis vers de nouvelles aventures à Waterford (Irlande) –, la distillerie fondée en 1881 et alors réduite au silence depuis 7 années, ne cessera plus de donner de la voix pour faire entendre un refrain très à part dans l’industrie du scotch. D’abord avec une forte préoccupation sociale qui l’ancre dans la communauté ileach : tandis que la plupart de ses consœurs tournent en automatique avec un personnel réduit, Bruichladdich est alors le plus gros employeur privé d’Islay, salariant 80 personnes sur l’île – et 20 de plus en dehors.
Ce fut également la première distillerie à y réintroduire, en 2004, la culture de l’orge à malter en association avec une poignée de petits fermiers intrépides, à une époque où la matière première du whisky retenait moins l’attention pour ses qualités gustatives que pour sa capacité à délivrer un honnête rendement alcoolique. Une démarche coûteuse, pour un pari réussi. Creuser ce filon local, durable, ébauche de terroir, a en effet montré la voie à quelques-uns des projets les plus intéressants dans le whisky depuis l’entrée dans le XXIe siècle, à commencer par les embouteillages millésimés «Islay Barley» de Bruichladdich (non tourbé), Port Charlotte (tourbé) et Octomore (über tourbé). Les 3 gammes maison – qui, à peine lancés, s’arrachent.
Aujourd’hui, la moitié des besoins céréaliers sont cultivés à proximité. Il y a 4 ans, l’achat d’une parcelle de 30 acres derrière la distillerie à des fins de recherche sur les céréales les mieux adaptées à l’écosystème pousse d’un cran la logique. De même que la construction d’une petite malterie sur site, destinée à traiter a minima l’orge tourbée avec une tourbe récoltée sur l’île, et non dans le Caithness ou le Speyside comme c’est actuellement le cas.
Penser nature
Lorsqu’on plonge ses racines sur une île aux ressources nécessairement limitées, l’investissement dans une politique de développement durable vous oblige à penser un tout où la nature, l’environnement et l’humain se tiennent par la barbichette en totale interdépendance. Et face à l’urgence écologique, Bruichladdich a lâché les freins, encouragée par le groupe Rémy Cointreau qui l’a rachetée en 2012.
Depuis 2020, la distillerie tourne intégralement à l’énergie renouvelable, essentiellement marémotrice. Mais pour décarboner sa production à horizon 2025, la « Progressive Hebridean Distillery » se montre à la hauteur de sa réputation et de ses ambitions avec un audacieux mouvement : elle vient d’installer une chaudière à combustion hydrogène, capable de chauffer à haute température sans émettre de gaz carbonique. Une technologie pionnière ultramoderne qui doit s’insérer… dans une distillerie victorienne dotée d’un équipement en grande partie très ancien (pour le dire gentiment) ! (Le moulin et le mash tun à cuve ouverte offrent aux mirettes extatiques des visiteurs de magnifiques exemples d’équipement XIXe – fermez la parenthèse.)
« Le développement durable est dans notre ADN et au cœur de tout ce que nous entreprenons, insiste Douglas Taylor, le PDG de Bruichladdich. Nous croyons profondément que l’hydrogène est le futur de l’industrie du scotch. » Et bien au-delà puisque sur Islay, jusqu’ici terriblement dépendante du fuel en l’absence de conduites de gaz, cette solution pourrait être déployée plus généralement si la distillerie essuie les plâtres avec succès.
Mais pour réduire son impact, impossible d’occulter la question des déchets. Le recyclage des effluents est à l’étude et, sans attendre, la distillerie a éliminé les plastiques à usage unique tout en étudiant l’usage de bouteilles en verre, plus légères. D’ores et déjà, les consommateurs peuvent choisir de renoncer à l’étui de métal qui protège les quilles en achetant en ligne ou sur place.
Une belle journée s’efface doucement sur le Loch Indaal, qui n’a de lac que le nom. Les eaux calmes du bras de mer enlacent Port Charlotte, lasurant de cyan l’horizon fondu dans les cieux sereins. Le whisky qui ensoleille les verres, ce Bruichladdich Islay Barley 2013, n’a-t-il pas meilleur goût quand il réveille la conscience ?
Bruichladdich Islay Barley 2013 – 70 cl, 50% vol.
Prix : env. 63 €
Distribution : William Grant & Sons
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