La plus ancienne distillerie de l’île d’Islay, l’une des plus cultes d’Écosse, sait se réinventer pour mieux retrouver ses racines et son ADN. Alors si l’on partait pour les Hébrides afin d’en percer les mystères ?
«Bon, allons à la grande ville ! J’aime pas trop passer par là : trop de monde et puis faut s’arrêter, il y a un feu rouge.»
Bowmore, 800 habitants peu ou prou, capitale administrative d’Islay, « la grande ville » selon le chauffeur de taxi qui me fait la causette en rebondissant sur les routes ondulées par le mouvement des tourbières. Bowmore, son feu de circulation tricolore, le seul de l’île, son église ronde (puisque le diable se cache dans les coins), sa distillerie caressée par les vagues du Loch Indaal, lequel n’est pas un lac mais un pan de mer réfugié entre les bras de côte déchiquetés.
Par beau temps, l’horizon se fond entre le miroir turquoise de l’eau et le ciel embrumé par tant de bleu. Mais quand le large décoche l’une de ses mercuriales spectaculaires, l’océan vient tabasser en rugissant les lettres noires BOWMORE sur les murs blancs chaulés.
Bâtie en 1779, c’est la plus ancienne distillerie de l’île d’Islay, l’une des plus vieilles encore en activité en Écosse.
Dans le panthéon du whisky, dont Islay regroupe quelques-uns des plus grands noms, Bowmore occupe une place à part, celle d’une reine. Bâtie en 1779, c’est la plus ancienne distillerie de l’île, l’une des plus vieilles encore en activité en Écosse. Au royaume des monstres tourbés, elle se contente de fumer ses single malts avec finesse et aujourd’hui encore, c’est l’une des rares à malter sur place une partie de son orge. Les deux toits en pagode qui coiffent le bâtiment central n’ont donc rien de décoratif : inventés par l’architecte Charles Doig à la fin du XIXe siècle, ces ingénieux systèmes de ventilation aux silhouettes exotiques surplombent les kilns, les fours où l’on sèche l’orge.
Auparavant, la céréale a germé pendant quelques jours après trempage, étalée sur les 3 étages des aires de maltage de Bowmore, chaque palier supportant jusqu’à 14 tonnes de grain. L’orge y est retournée toutes les 4 heures d’un geste ample, à coups de larges pelles en bois – pour éviter les étincelles, redoutables dans une distillerie.
Une fois germé, ce « green malt » (malt vert) sèche en hauteur dans les kilns, étalé sur une fine grille où, 18 heures durant, d’énormes ventilateurs pulsent de l’air chaud pour stopper net la germination. Quand la gueule des fours du rez-de-chaussée est chargée de pains de tourbe humides, ces gigantesques turbines envoient à fond les ballons une épaisse fumée phénolique qui rebondit sous la pagode en se fixant sur l’orge. C’est en mélangeant l’orge tourbée et non tourbée que Bowmore obtient ces arômes fumés délicats à 25-30 ppm (parties par million de phénols) – contre 35 pour Caol Ila et Lagavulin ou 50 pour Ardbeg et Port Charlotte.
Ce très performant système de production de chaleur, alimenté par les eaux de production recyclées, préchauffe les alambics, couplés aux condenseurs – l’excédent partant vers la piscine municipale, amicalement tiédie par la distillerie ! Avec une efficacité telle que pendant la décennie 1980, Bowmore souffrit d’une particularité devenue culte : de curieux arômes de violette, passés à la postérité dans la mémoire des geeks sous l’acronyme FWP (pour « French whore perfume » – Google Traduction est votre ami). Les condenseurs, qui peinaient à suffisamment refroidir, laissaient passer les composés chimiques responsables des notes de savonnette parfumée. La distillation en pot still, on l’oublie parfois, tient davantage de l’alchimie que de la science exacte.
Foin de la nostalgie, comme cette époque semble loin ! Depuis le début des années 2010, sous l’impulsion du groupe Beam Suntory qui possède la distillerie, Bowmore a modifié nombre de ces process de production, allongeant les temps de fermentation, changeant ses levures, brassant un moût très clair afin de retrouver son distillat d’antan : celui des années 1960-70. Ce fruité exotique, tourbé avec élégance, qui laissa son empreinte sur quelques-uns des plus beaux whiskys de l’histoire, à commencer par les mythiques Black Bowmore vieillis en fûts de xérès, des single malts noirs comme l’encre qui vous font croire en des édens insoupçonnés, tous distillés en 1964, et élevés à l’abri du n°1 Vaults, un double chai légendaire – « vault » désigne en anglais une cave ou une chambre forte.
Frisquet et humide, bas de plafond, celui-ci glisse sous le niveau, l’une de ses parois dressant un solide barrage contre le Loch Indaal. Le taux d’évaporation n’y atteint guère que 1% l’an au lieu des 2% de moyenne en Écosse comme si les anges, respectueux, se retenaient de prélever goulûment leur part.
Une partie importante des stocks dort sur l’île – fait rarissime dans les distilleries d’Islay –, tandis que le reste se répartit dans les chais de Mainland. Environ 70% des single malts de Bowmore mûrissent en anciens fûts de bourbon et un petit tiers en barriques de xérès, avec d’occasionnelles expérimentations sous d’autres bois tels le chêne mizunara ou des tonneaux de vin. Ainsi, cet automne, une série limitée de 21 ans élevée en fûts de Château Lagrange s’est invitée chez les cavistes, très temporairement puisqu’elle est déjà en rupture de stock.
Depuis peu, la gamme s’est stabilisée autour des comptes d’âge de 12, 15 (cœurs avec la langue), 18 (cœurs en double ration) et 25 ans, auxquels s’ajoutent les éditions Prestige de 30, 40 ans voire davantage.
La cuvée Edition N°1 résiste chez certains cavistes prescripteurs – seuls le Legend et le 9 ans sont disponibles en grande distribution. Et la distillerie nous promet des éditions limitées haut de gamme pour compléter une offre sans faute. Allez, au revoir Islay, il est temps de rentrer !
Bowmore 18 ans (70 cl, 43%). Prix : 98 €
Distribution : Campari Distribution
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