À Fécamp, la célèbre liqueur se découvre en visitant l’extravagant palais qui sert d’écrin à la distillerie. Une merveille pleine de mystères, qui enchevêtre industrie, histoire, art, tourisme… et plaisir.
À se demander si Alexandre Prosper Hubert Le Grand n’avait pas abusé de sa propre médecine en imaginant cet édifice abrité du vent du large en plein centre-ville de Fécamp ! Le palais de la Bénédictine, avouons-le sans fard, possède ce don de vous figer sur place, mirettes écarquillées et bouche bée prête à faire des bulles dans le vague.
Pierre, ardoise, silex, briquette et ferronnerie structurent ce délire architectural d’heroic fantasy aux toits pointus cramponnés à ses flèches, où le gothique embrasse dans une étreinte foutraque le néo-Renaissance autour d’escaliers monumentaux qui s’enroulent pour mieux avaler les visiteurs dans les entrailles de labyrinthes. Pour la sobriété, vous repasserez. Mais ça tombe bien : le mot n’a guère sa place en ces lieux baroques, puisque le démiurge des lieux conçut son palais comme l’écrin à la démesure d’une distillerie et de sa jeune liqueur promise au plus grand des succès.
Alexandre Le Grand (il rattachera son nom en un seul mot en 1882 sur décision du tribunal) est un visionnaire. Le premier à concevoir une activité industrielle – la distillerie et les chais – comme un pôle d’attraction touristique, le palais et ses incroyables collections se chargeant d’aimanter les visiteurs. Le Second Empire vit ses dernières années dans une prospérité qui voit alcool, café et tabac se diffuser de concert dans toutes les couches de la société. Les liqueurs s’installent dans les habitudes, à côté des élixirs qui, en un rien de temps, vous « remouquent » comme on dit en pays de Caux.
Le jeune négociant en vins et spiritueux décide alors de concentrer son activité sur la production d’une liqueur récréative, mais dont les origines mystérieuses et monastiques plongeraient dans l’herboristerie de l’abbaye voisine. Fécamp, pendant des siècles et jusqu’à la Révolution, respira à l’unisson de la Sainte-Trinité, son abbatiale, et l’entrepreneur entend bien confondre spirituel et spiritueux.
Fils de pub avant l’heure
La « liqueur des moines bénédictins de l’abbaye de Fécamp » est lancée en 1863. Son créateur la positionne comme un produit huppé, bien loin du casse-pattes fabriqué à base de grain ou de betterave qui encanaille les zincs du coin.
Elle coûte d’ailleurs la prunelle des yeux pour l’époque, mais le tourisme vit des débuts prometteurs : les « étrangers » affluent sur la côte normande, la vogue des bains de mer et des casinos attire une foule ne regardant pas à la dépense. Et Alexandre Le Grand mise d’emblée massivement sur la « réclame » pour les y encourager : menus personnalisés, objets publicitaires, affiches réalisées par des artistes réputés… Un fils de pub de la première heure !
Mais la liqueur ? Le distillateur cauchois, en précurseur du marketing, entretient un flou mystérieux sur les origines de sa Bénédictine, qui a rapidement raccourci son nom. La recette, affirme-t-il, il la tient d’un manuscrit ancien récupéré par son grand-père, entre autres documents dispersés par les moines de l’abbaye lors de la Révolution. Un certain Dom Bernardo Vincelli y détaille son élixir concocté à base de plantes récoltées sur les falaises. Mais longtemps, la descendance de Legrand (allez, en un seul mot) laissera planer l’idée d’une liqueur fabriquée au cœur de l’abbatiale. Existe-t-il seulement, ce manuscrit ?
Sébastien Roncin tient à dissiper l’ambiguïté. L’historien, archiviste du palais, m’entraîne à sa suite, traversant les collections éclectiques ouvertes au public : ivoires, art religieux, coffres, clefs… Dans la salle des Abbés, un Digicode, puis un autre plus loin, et nous voici dans le saint des saints. Les archives. Plus de 1,5 km linéaire de dossiers, d’objets, de photos…
« Il y a quelques lacunes, avoue-t-il. Le palais a brûlé en 1892, ce qui a détruit les documents, avant d’être reconstruit sous sa forme actuelle [en 1900]. » Il ouvre alors le coffre-fort et se saisit avec soin d’un épais grimoire : « Les écrits du moine Vincelli existent, les voici ! Mais on n’en révèle rien. Je peux seulement vous dire qu’Alexandre Legrand n’a pas inventé la Bénédictine mais qu’il l’a recréée, transformant une liqueur médicinale en liqueur récréative. »
Un cocktail sous la verrière
Le liquoriste normand se séparait rarement du manuscrit et du livre où il avait consigné sa propre adaptation. Son bien le plus précieux. À tel point qu’en 1898, lorsqu’il meurt à Neuilly où il se déplaçait pour affaires, la première préoccupation du conseil d’administration sera de dépêcher l’un de ses fils pour récupérer le précieux corpus ! Le mystère perdure quant à son contenu. Et à moins de kidnapper l’herboriste de Bacardí (qui a mis la main sur la liqueur en 1992), il n’est pas près de se dissiper. Vous apprendrez néanmoins lors de la visite de la distillerie que 27 plantes et épices entrent dans la composition de l’élixir, safran et macis (l’écorce de la cannelle) en tête – récoltés bien loin des falaises du moine Vincelli. Les ingrédients, répartis en 4 préparations, sont macérés et distillés puis assemblés, bonifiés, sucrés au miel, vieillis en foudres.
Au terme de la visite, pressez-vous au bar de La Verrière et laissez-vous tenter par une crêpe Bénédictine, une dégustation ou un cocktail : un Spritz monastique (4 cl de liqueur, autant de Prosecco et 2 fois cette dose de tonic) ou un Bénérinha (Bénec’ sur quartiers de citron vert écrasés, sans sucre, en crypto-caïpi) ? Les moines n’ont aucune idée de ce qu’ils ratent.
Liqueur D.O.M. Bénédictine (70 cl, 40%).
Prix : environ 27 €.
Distribution : Bacardí-Martini France.
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