On ne raconte pas la distillerie matrice du rhum jamaïcain : on la renifle, on la goûte, on la tâte, on la palpe, on l’écoute, on la sent vous percuter les rétines à force d’écarquiller les yeux. Non, décidément cette visite ne se raconte pas, aucun mot n’est à la hauteur du miracle. Est-ce une raison pour ne pas essayer ?
Rien ne vous prépare à Hampden. Rien. Ni sa légende ni son histoire, abondamment transmises dans la littérature du rhum, ni les photos, ni ce que vous croyez savoir sur la distillerie jamaïcaine, pas même son eau-de-vie de canne (culte auprès des connaisseurs). Rien ne vous prépare à Hampden et surtout pas les mots. Ici, les sensations ont pris le pouvoir.
Dans un ressac de reflets verts, les océans de canne à sucre submergent le Trelawny, au nord-ouest de la Jamaïque, la région des rhums lourds, les « heavy pots », les « high esters » comme on appelle ces monstres follement aromatiques auxquels le nom de Hampden est associé depuis bientôt 3 siècles. Pour pénétrer dans la distillerie, il faut en attraper les clefs dans le passé en poussant le portail du petit cimetière privé tapi à l’entrée du domaine.

Là, dans l’ombre des grands arbres qui ne les ont pas protégés, le temps a effacé les noms gravés sur les tombes : Dermot Owen Kelly-Lawson, 1865-1934, lit-on sur l’une des dalles. « DOK », des initiales connues de tous les amateurs. Déjà, les odeurs jaillissent. Les notes terreuses de l’humus après l’ondée. La réglisse des mélasses. Les relents de cul-de-basse-fosse de la fermentation. Le fruité flamboyant du rhum jailli des alambics.
À L’ORIGINE DES ARÔMES
C’est dans un coin d’herbe près de la distillerie que s’enracine la légende : dans les muck graves, les « tombes de boue » pourrait-on traduire. On y déverse la bouillasse épaisse des fonds de cuve de fermentation, récurées une fois l’an, humidifiée de vinasses (les résidus de distillation) avant de recouvrir de bagasse (les déchets de tiges de canne à sucre) et de terre. Ces sépultures bien vivantes sommeillent 5 à 7 ans pour former une culture grouillante de levures et de bactéries.

Venez, entrons. Dans le vieux bâtiment dédié à la fermentation, 7 dizaines d’énormes cuves aux douelles soudées par les couches de peinture de bois s’entassent dans le clair-obscur. Une faille ouverte dans le plancher laisse apparaître les eaux sombres charriant une merveilleuse putréfaction : le muck pit (la « fosse à boue »), objet de tous les fantasmes. Depuis la naissance de la distillerie, il ne s’est jamais asséché. On le nourrit de la boue issue des tumulus extérieurs, d’eau bien sûr mais aussi de fruits pourris fermentés, toujours les mêmes afin de développer les souches de levures identiques, sources de la symphonie aromatique qui se jouera plus tard.
Vous voici dans le coeur nucléaire de Hampden, là où se crée le rhum, ou plutôt « les » rhums, car on ne saurait réduire la magie Hampden aux high esters : une petite dizaine de « marks » naissent entre ces murs. Les marks ? Reprenons un instant le chemin de l’histoire.
À l’origine, Hampden produisait uniquement du rhum destiné à l’exportation en vrac – c’est toujours le cas à 98%. Pour voir apparaître le premier embouteillage maison, il faut attendre… 2018. La distillerie a donc pris l’habitude de couler pour ses clients des rhums-bases, chacun doté d’un profil aromatique et moléculaire très précis : ce sont les marks, identifiés par une abréviation. Il existe des marks de rhum légers (OWH, LFCH…), médium (LROK, HLCF…), et lourds – les fameux high esters, parmi lesquels le très recherché DOK.

Avant que les geeks du rhum ne s’en emparent, ces high esters à vrai dire n’étaient pas destinés à la consommation pure : ils servaient d’agent aromatisant pour réveiller des assemblages de rhums un peu mous de la rotule ; et aujourd’hui encore, le gros des volumes est exporté vers l’industrie agroalimentaire et la parfumerie.
DES ÉLÉPHANTS DE CUIVRE
Le profil du rhum se décide à la fermentation, capable de s’étirer sur des jours – parfois des semaines pour les rhums lourds. Contenu à grand-peine dans le vieux bois, le moût crépite, croûte, respire, laisse fuser les rots et les pets. Avant de partir en distillation dans les 6 alambics à double retort.
Et soudain les odeurs changent. Ces éléphants de cuivre chauffent dans un boucan du diable pour couler un liquide cristallin aux parfums d’Éden, dont une petite partie filera en fûts dans le chai flambant neuf. Hampden vit, elle vibre de tous ses tuyaux, de tous ses cuivres, du sol au plafond. Elle crépite, chuinte, gronde, siffle, s’oublie puissance 10 000. Increvable colosse, qui semble n’être jamais entré dans le XXIe siècle et a pourtant su épouser son époque comme nulle autre : un miracle en somme.

C’est à l’initiative de La Maison & Velier, qui a acheté les droits d’exploitation de la marque Hampden, que le rhum est désormais embouteillé sous son nom. La gamme s’étoffe peu à peu. À côté du 8 ans (46%), d’un HLCF Overproof lâché plein watts (60%), du Pagos (vieilli en fût de xérès) et de la cuvée annuelle millésimée Great House, une nouvelle référence arrive courant mars : 1753, un mark HLCF au caractère très typique de la distillerie, qui sait se rendre abordable. Mais assez de mots. Sentez, goûtez. Des arômes dans leur vérité nue. Hampden.


Hampden 1753 (70 cl, 46%).
Prix : 59,90 €. Distribution : la Maison du whisky.
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