En Écosse, entre Islay et les whiskies tourbés, le pacte s’est noué depuis des siècles. Mais sur la côte sud de l’île, il est une distillerie qui affole les passions des amateurs comme des collectionneurs en laissant parler la fumée dans toute sa folie. Allons voir de plus près.
Sous un ciel bas qui lèche la mer, le reflet de la distillerie frissonne dans ce miroir liquide. Mais depuis le rivage, ce n’est pas la brouillasse qui empêche les énormes lettres de clairement se détacher sur les murs blancs chaulés, souvenir d’un temps où il fallait signaler de loin les lieux aux bateaux qui ravitaillaient les distilleries sur la côte de l’île et les débarrassaient au retour des fûts de whisky destinés à d’autres rivages. LAPHROAIG. Ils sont peu nombreux, les noms qui affolent à ce point les amateurs et collectionneurs de sensations fortes et de single malts tourbés. « Sur une échelle de 0 à 10, personne n’a jamais donné à Laphroaig une note comprise entre 1 et 9 », clamait jadis une réclame pour ce diable de whisky qui revendiquait de ne laisser personne indifférent.
On aime ou on déteste. Pour le juste milieu et les passions fades, prière de se rincer la glotte ailleurs.
Fondée en 1815 sur la côte sud de l’île d’Islay, qui fait le pont entre le nord de l’Irlande et l’Écosse dans les Hébrides, la distillerie a toujours entretenu un esprit rebelle. Propriété familiale jusqu’en 1954 – fait rare dans l’histoire du scotch, dominée par les appétits des grands groupes – , elle passe alors entre les mains de Bessie Williamson – et le patronyme de cette femme de tête indique souvent, dans les embouteillages indépendants, que vous achetez du « Laphy », peut-être sans le savoir.
Tombée dans le giron du groupe Suntory en 2005, l’indocile se cabre dès qu’on fait mine de lui limer les crocs. Cela tombe bien : la série Elements, dont le volume 2.0 est sorti à l’automne, lui offre un terrain de jeu dépourvu de limites pour débrider sa créativité.
L’IMPRESSION DE SE RÉVEILLER DANS UN HÔPITAL EN FEU
Ici, la tourbe mène le jeu. Une tourbe dont les notes salines et médicinales ont forgé la réputation de Laphroaig. L’impression de sniffer du baume du tigre fondu dans l’âtre ? de lécher le tarmac après une averse tropicale ? de renifler les aisselles d’une mouette ? de rouler une pelle à un poulpe fumant la pipe ? de vous réveiller d’un coma dans un hôpital en feu ? de passer en une gorgée de l’enfer au paradis ? Aucun doute : vous dégustez l’un des single malts de cette vieille dame indigne, plus de deux fois centenaire mais au caractère éternellement jeune.
Extraites d’avril à septembre, les briques de tourbe sont abandonnées à l’air libre, laissées à sécher environ 3 mois jusqu’à s’enrober de croûte tout en conservant suffisamment d’humidité pour dégager de la fumée en se consumant lentement. La couche supérieure de la tourbière, écartée sur le côté, sera reposée en surface une fois deux hauteurs de brique prélevées. Car cette précieuse ressource, qui séquestre 5 fois plus de carbone que les arbres, croît à raison d’un seul minuscule millimètre par an.
Laphroaig a conservé ses 4 aires de maltage en enfilade sur 2 étages, et malte sur site 20% de ses besoins en malt, autrement dit en orge dont on déclenche puis stoppe la germination après avoir libéré les sucres fermentescibles dont on extraira l’alcool. La céréale trempe d’abord deux jours et demi en cuves dans l’eau dégourdie avant qu’on ne l’étale au sol où elle reste 6 jours, régulièrement pelletée et retournée pour germer harmonieusement.
Ce « malt vert » est alors pompé vers les 2 kilns pour la dernière opération du maltage : le touraillage.
Le kiln ? Ce four où sèche la céréale se compose d’une partie basse où l’on alimente le feu, en l’occurrence avec des pains de tourbe, et d’une partie haute dotée d’un plancher en fin tamis et coiffée d’un toit en pagode. En se consumant, la tourbe encore humide dégage une abondante fumée chargée de phénols, ces composés chimiques responsables des notes tourbées qui iront se fixer sur l’orge étalée en hauteur sous la pagode, dont la forme atypique assure une parfaite ventilation pendant l’opération.
De nos jours, la plupart des kilns ont été démantelés mais les toits en pagodes ont survécu, silhouettes reconnaissables entre toutes. Et nombre de jeunes distilleries en installent de factices.
OUVREZ LA BOUCHE ET DITES « 33 »
« The more oak, the less smoke », disent les Écossais – ‘davantage de chêne, moins de fumée.‘ Manière de dire qu’au fil des années de vieillissement en fûts, les phénols se fondent, commencent à s’estomper, ne laissant plus qu’une trace subliminale sur les très vieux whiskies.
La preuve ? Ouvrez la bouche et dites « 33 ». Le premier embouteillage de la nouvelle collection Strong Characters, mûri 33 ans en anciens fûts de bourbon et de xérès et dédié à Donald Johnston, cofondateur de Laphroaig avec son frère Alexander, exhale une tourbe pleine de douceur. Domptée par le chêne, sa fumée herbacée enrobe la fraîcheur des pommes et du fenouil, nous laissant démêler l’écheveau des notes de cuir, de tabac blond, de saumure saline, de rhubarbe. Une beauté arrivée cet automne chez les cavistes. Tandis qu’on nous promet le retour très attendu du 18 ans, qui vient de ressortir aux Etats-Unis… et la disparition du 25 ans.
Laphroaig Donald Johnston 33 ans collection Strong Characters (70 cl, 43%).
Prix : environ 1 100 €.
Distribution : Dugas.
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